Voici environ vingt-cinq ans, j’ai observé par hasard, à l’improviste, un vieux berger espagnol qui se désaltérait de façon surprenante à une source, dans la vallée de Barbarisa, en amont de Sahun.

Plutôt que de simplement se baisser et puiser l’eau à l’aide des mains ou d’un ustensile, le pâtre s’est allongé presque à plat ventre, et je l’ai vu boire comme divers animaux.

Une autre fois, quelques années plus tard, j’ai assisté à la même scène, avec un autre berger, toujours en Aragon, cependant bien loin de là (vallée de Hecho). L’homme avait un certain âge, et il buvait ainsi à un ruisseau, alors que l’exercice était malaisé.

Dans les Pyrénées françaises, cette pratique semble inconnue. Sur les estives, autrefois, le principe était certes de ne jamais boire l’eau d’une source ou d’un ruisseau avec les mains, mais on utilisait une écuelle en bois ou (après la guerre de 14-18) un quart, afin de prévenir les gerçures aux lèvres.

Pour étancher sa soif, un berger, un vacher, ne recueillait pas l’eau avec les mains, souvent souillées à cause de son travail : raison sans doute en premier lieu hygiénique.

La manière de faire des deux bergers espagnols pourrait aussi être en rapport avec une tradition qui nous échappe, liée à d’anciennes croyances. Ce geste de s’approprier, ravir l’eau de la montagne avec les mains, fallait-il l’éviter ? Et le mimétisme de la posture est remarquable, entre le berger et la brebis qui s’abreuvent.

J’ai trouvé une photo prise dans le Luchonnais par Eugène Trutat (1840-1910), montrant un de ses compagnons excursionnistes procéder comme les bergers aragonais. Etait-ce, lors d’une halte, un pari, un jeu d’équilibre ? Bizarre, quand même…

"Paysage de montagne, Luchon". (Photo : E. Trutat) (Bibliothèque municipale de Toulouse)